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Vers une architecture numérique – BSA-FAS

Déterminer la loi de l'action

Pendant longtemps, les architectes ont été le moteur de la numérisation dans notre discipline et dans tout le secteur de la construction. Aujourd’hui, ce sont d’autres acteurs qui prennent de plus en plus le relais. Pour réussir l’entrée dans l’avenir numérique et ne pas subir de préjudices, il serait judicieux d’être (à nouveau) précurseur.

Elias Baumgarten

La numérisation du secteur de la construction est en cours depuis un certain temps déjà. Elle a commencé voici plus de trente ans, d’abord très lentement, de manière presque imperceptible, avec l’arrivée des premiers programmes de CAO. Depuis, il s’est passé beaucoup de choses et les progrès n’ont cessé de se succéder de plus en plus vite. Dès le milieu des années 2000, David Rutten écrivait le programme Grasshopper destiné à développer des algorithmes de modélisation dans Rhinoceros 3D. À la même époque à peu près, les universités, en particulier chez notre voisin en Autriche, mais aussi aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne et aux USA, commençaient à enseigner la conception paramétrique, parfois comme discipline principale. Peu après, les premiers projets de construction étaient dessinés et conçus avec des outils numériques. Certains de leurs composants ont même été fabriqués directement sur la base des modèles 3D – par exemple pour le funiculaire Hungerburgbahn de Zaha Hadid (Innsbruck, 2008) avec la coopération de la société suisse Design-to-Production. De grands progrès étaient également accomplis dans le domaine de la robotique : aujourd’hui, nous disposons de robots capables de balayer les modèles physiques et de les numériser. D’autres peuvent maçonner ou assembler des armatures. En Chine, des robots sont déjà utilisés pour la construction de modules d’une certaine envergure.

An den Stationen der Hungerburgbahn in Innsbruck von Zaha Hadid sind 2500 einzigartige Profile aus Polyethylen verbaut. Sie wurden auf Basis des CAD-Modells mit einer CNC-Maschine gefräst. Daran entscheidend beteiligt war die Schweizer Firma Design-to-Production. (Foto: Werner Huthmacher)

Ce sont souvent les architectes qui dans le passé ont fait avancer l’innovation technologique, par exemple pour pouvoir construire des formes avec des courbures multiples, ce qui n’était pas possible auparavant. Des travaux visionnaires comme ceux de Lebbeus Woods (1942–2012) ont largement inspiré leur créativité. Ce genre de projets est souvent considéré chez nous avec condescendance comme le résultat d’enfantillages esthétiques à la valeur douteuse. Leurs auteurs cependant en espéraient un effet transformateur sur la société, et leur approche s’inscrivait dans un solide contexte théorique, philosophique et politique. Le tableau a changé entre-temps : ce ne sont plus les architectes qui font en priorité progresser la numérisation. Les maîtres d’œuvre ou les entrepreneurs principaux, les acteurs dans l’industrie et même des développeurs de logiciels réclament le leadership dans ce domaine. Les architectes en revanche adoptent souvent, en Suisse particulièrement, une attitude défensive ; certains craignent d’être remplacés un jour par des algorithmes, une peur qui résulte surtout de la méconnaissance des méthodes paramétriques.

Tout à coup, la numérisation est encouragée non pas tellement pour des ambitions de création, ni pour atteindre des objectifs écologiques et économiser des ressources, mais pour des raisons économiques : la construction doit devenir plus rapide, plus efficace et meilleur marché. Cela est dangereux. Au cours des dernières années, nous avons été quelque peu rétrogradés au rôle d’architectes concepteurs et avons de moins en moins le droit à la parole pour la réalisation de nos projets. Si nous n’y prenons garde et n’intervenons pas, nous risquons que cette marginalisation se poursuive.

Schweizer Forscher*innen gehören beim Einsatz von Robotern am Bau zur Weltspitze.
(Foto © Gramazio Kohler Research, ETH Zürich)

Un important besoin de rattrapage

La formation joue un rôle essentiel si l’on veut que les architectes prennent les commandes en matière d’organisation de la numérisation et en profitent. Les écoles d’architecture suisses ont pris du retard : elles disposent certes d’installations de pointe telles que le laboratoire de robotique de la chaire d’Architecture et de Fabrication numérique de l’EPF Zurich, qui font un travail de pionnier, l’enseignement toutefois demeure très traditionnel. Johannes Käferstein, président du Conseil suisse de l'architecture et directeur de la filière d'études Master en architecture de l’université de Lucerne, doit admettre que des programmes d’enseignement en ce sens restent encore à définir.

Il n’existe pas de concept sur la manière de préparer nos futurs architectes à l’avenir numérique. Seule existe une déclaration d’intention sous forme de document de position du Conseil suisse de l'architecture, au sein duquel se concertent toutes les universités et hautes écoles du pays. Il est certes vrai que les étudiants ne devraient pas commencer trop tôt à ne travailler que sous forme numérique, et qu’ils doivent d’abord acquérir de solides capacités conceptuelles, afin que, par exemple, les méthodes paramétriques ne débouchent pas sur des résultats arbitraires. Le retard pris au niveau international doit néanmoins être rapidement comblé. Il ne suffit pas de proposer quelques cours qui traitent des outils numériques. Nous devons faire l’apprentissage d’une nouvelle culture de la collaboration, car il nous faudra à l’avenir de plus en plus souvent travailler simultanément et de manière interdisciplinaire sur des projets. Ailleurs, des programmes inter-facultés ont déjà été lancés avec succès, par exemple le master de Construction & Robotics à l’École supérieure polytechnique RWTH Aachen Université, dans lequel le recours aux robots dans la construction fait partie des études d’informatique, d’ingénierie du bâtiment, d’architecture et de construction mécanique.

 

Potentiel et risque

Nous devrions également être au premier rang dans l’utilisation du BIM (Building Information Modelling). Ce nouvel outil promet de casser les processus de travail séquentiels et de rendre possible une interaction plus étroite entre toutes les parties impliquées dans la planification et la construction. C’est une chance qui pourrait nous permettre de prendre la direction des nouveaux processus de planification en qualité de coordinateurs et d’ordonnateurs et de regagner le terrain perdu. Les architectes sont depuis des décennies précurseurs dans cette réflexion : en 1992, pour la conception et la construction de la sculpture El Peix, Frank O. Gehry s’était appuyé sur une maquette en treillis métallique sur laquelle travaillèrent tous les créateurs et ingénieurs concernés.

Der Gossauer Holzbauer Blumer-Lehmann ist international gefragt, geht es um die Realisierung komplexer Freiformen wie hier bei der Moschee in Cambridge von Marks Barfield Architects. Hierzulande wird diese Expertise weniger ausgenutzt. (Foto: Morley von Sternberg)

Quel que soit l’optimisme affiché, de nombreuses questions restent en suspens : la soumission numérique dans les concours par exemple n’est pas réglée. Alors que son introduction généralisée demandera encore du temps (car non seulement les architectes, mais aussi nombre de membres des jurys, la voient d’un œil critique et préfèrent continuer à statuer sur des plans en 2D et des maquettes en plâtre), il faut des règles contraignantes sur le degré d’abstraction. Faute de quoi les concours artistiques d’idées d’autrefois risquent encore davantage de dégénérer en une collecte à bon prix de projets prêts à l'emploi.

Mis à part les règles de soumission, nous-mêmes devrons aussi apprendre à ne pas nous occuper trop tôt des détails. Le BIM, ainsi qu’en témoignent tous les utilisateurs sans exception, y incite. De plus, les questions de responsabilité et de droit d’auteur ne sont pas résolues. Cela constitue un problème précisément si nous avons l’ambition de diriger de futurs processus de planification. Qui est responsable par exemple si des erreurs surviennent dans un modèle numérique établi en commun ? Est-il d’ailleurs possible d’en trouver les auteurs ? Un grand chantier représente en fin de compte aussi une rémunération équitable. Dans la phase de conception relativement peu rémunérée, il faudra à l’avenir réfléchir beaucoup plus à la réalisation des travaux. Cela demande davantage de temps. Nous devrons négocier de nouvelles conditions pour assurer notre survie économique et pour profiter réellement de l’introduction de la méthode du BIM.

 

Ouverture d’esprit et vigilance

Les conséquences sociales de la numérisation de la société ont été trop peu discutées jusqu'à présent. Certains métiers disparaîtront ; dans l’ensemble, il faut le craindre, il y aura moins de travail. Ce serait une bombe sociale à retardement. Il existe à peine de concepts pour y remédier, au lieu de cela nombreux sont ceux qui se raccrochent à l’espoir de voir apparaître en contrepartie de nouveaux emplois – pour personnes hautement qualifiées. Pour couronner le tout, l’Europe risque de rester à la traîne en matière de développement de nouvelles technologies, ce qui est une menace non négligeable pour notre prospérité. La Chine, mais aussi les États-Unis, progressent de manière spectaculaire dans le domaine de la numérisation et surtout dans le développement de l'intelligence artificielle (IA).

Tandis qu’en Europe peu de fonds sont consacrés à la recherche, on investit dans l’Empire du Milieu des sommes astronomiques dans les universités et les jeunes talents. Et pourtant, dans la recherche sur la numérisation du secteur de la construction et en particulier sur le recours aux robots sur le chantier, on peut toujours dire : avantage Europe. C’est ce qu’affirme par exemple le Dr Russell Loveridge, directeur du PRN Fabrication numérique, qui a travaillé longtemps en Chine. La Suisse est ici sur la bonne voie, ses chercheuses et ses chercheurs comme ses entreprises appartiennent à l’élite mondiale. Défendre cette avance devient plus difficile, mais revêt une grande importance sur le plan social et économique. Compte tenu de la forte concurrence, une coopération européenne renforcée est sans aucun doute nécessaire. C’est ainsi que les chercheurs du PRN Fabrication numérique contribuent actuellement à la création d'un grand centre de recherche à Stuttgart, notamment en tant que consultants.

Wiederum unter Beteiligung von Design-to-Production werden die Holzteile der Wohnüberbauung «Krokodil» in Winterthur direkt auf Basis des BIM-Modells gefertigt. (Visualisierung: Implenia / Lokstadt, Winterthur)

En dépit de toutes les raisons qui poussent au scepticisme, la numérisation nous offre des chances très diversifiées, qu’il s’agisse d’une influence accrue sur les processus de construction, de solutions plus écologiques et plus protectrices de l’environnement, du développement de nouvelles formes d’habitat ou de la conception de formes libres. Il est temps de se montrer proactif, avide de connaissances mais aussi optimiste, sans abandonner pour autant une attitude critique et sans applaudir naïvement à toutes les nouveautés.