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Vers une architecture numérique – BSA-FAS

«Nous avons besoin d’une nouvelle façon de penser»

Pour Guy Lafranchi, la numérisation de l’architecture et du secteur de la construction dans son ensemble ouvre surtout de nouvelles possibilités de création : les univers de formes, d’organisation et de processus qui l’enthousiasmaient quand il était jeune architecte peuvent enfin être réalisés. Afin de pouvoir exploiter pleinement ces nouvelles possibilités, il faut une nouvelle culture de la collaboration.

Elias Baumgarten, Caspar Schärer

Elias Baumgarten :  Monsieur Lafranchi, le PRN Fabrication numérique est leader mondial de la recherche sur la mise en œuvre de robots dans le processus de construction. Certaines entreprises suisses ont une excellente réputation d’expertes dans la réalisation de formes libres complexes. Mais l’intérêt que le monde de l’architecture local porte à l’utilisation de ces possibilités n’est que faiblement marqué. Et quand elles sont mises à profit, les réactions sont réservées et parfois franchement hostiles. Comment expliquez-vous cela?

Guy Lafranchi : Cela s’explique par une obstination à en rester à des modes de pensée convenus, par la formation dans nos écoles d’architecture et par la peur de la nouveauté. On continue à prôner que l’angle droit est l’alpha et l’oméga. Nombreux sont ceux qui continuent à revendiquer fermement que plus une forme est complexe, plus elle est coûteuse. Alors que nous sommes en train de vivre un bouleversement: grâce à des techniques telles que le prototypage rapide ou les possibilités croissantes de la préfabrication robotisée, ce credo n’est plus d’actualité/valable.

Maison de campagne, Guy Lafranchi, 1997
Maison de campagne, Guy Lafranchi, 1997

Elias Baumgarten :  C’est intéressant que vous mettiez la formation au premier plan dans votre réponse. Dans ce pays il n’existe même pas de concept sur le niveau de préparation que les étudiants devraient avoir pour faire face à l’avenir numérique. Le Conseil suisse de l’architecture a certes présenté un document de position, mais il est peu concret; je parlerais plutôt d’une déclaration d’intention. Ne faut-il pas craindre que cela désavantage considérablement nos futurs architectes en comparaison internationale ?

En Suisse, beaucoup de gens pensent qu’il suffit d’ajouter à la formation quelques modules portant sur l’utilisation de tel ou tel logiciel. Cela n’est pas suffisant, tout comme ce n’est pas assez d’envoyer quelques collaborateurs dans un cours de BIM. Ce qu’on demande de plus en plus, c’est la capacité à penser de manière conceptuelle. La collaboration dans le secteur de la construction n’a pas fini d’évoluer. Nous opérerons bientôt selon un mode moins séquentiel et au contraire de plus en plus simultané et interdisciplinaire. L’époque où l’élaboration d’un projet démarrait après sept semaines d’analyse est révolue. Et nous devons préparer les étudiants à cela. Nous avons besoin d’une nouvelle façon de penser, d’un nouveau mindset, d’une nouvelle culture de la collaboration. Les paramètres de réflexion doivent changer. Je m’inquiète quand je vois à quel point les jeunes sont désemparés et enlisés dans les traditions. En tant qu’enseignant, je dois véritablement les encourager à oser des choses. C’est là seulement que leurs yeux se mettent à briller.

Caspar Schärer :  Et c’était différent autrefois?

Au cours de mes études, il y a eu un moment où j’en avais assez de l’architecture et où je voulais tout envoyer promener. J’étais frustré par ce qu’on vantait à l’époque comme étant du bon design. C’est alors que j’ai trouvé dans la bibliothèque un livre de Lebbeus Woods (1940–2012). Pour moi, ça a été une véritable révélation, un moment très important. Les merveilleux dessins et textes de Lebbeus m’ont notamment ouvert la porte à la cybernétique. De manière générale, ils m’ont appris que le savoir détenu dans d’autres disciplines est la clé pour appréhender la complexité. Les longues années de coopération avec Lebbeus ont profondément marqué ma réflexion.

«Berlin Free-Zone 3-2», projet de von Lebbeus Woods (1990) pour un bâtiment du gouvernement dans le Berlin réunifié.

Caspar Schärer :  Ses mondes et ses formes fantastiques ont-ils aussi été le point de départ de votre travail avec les outils numériques ?

Absolument ! Nous réfléchissions à des formes complexes, parce que nous nous intéressions à la complexité structurelle et sociale. Mais les possibilités de mise en œuvre étaient très restreintes. Autrefois de nombreux projets finissaient dans l’espace théorique. Le rapprochement dans la pratique a été très difficile. À cette époque, le niveau de numérisation de l’architecture était quasiment égal à zéro. Aujourd’hui, la plupart de ce que nous avons dessiné à l’époque est constructible. Cela ne signifie pas que les instruments numériques servent uniquement à planifier et réaliser des formes complexes. Même les projets « ordinaires » sont réalisés de manière plus rapide et plus économiques.

Elias Baumgarten :  Je voudrais revenir sur le thème la formation: Matthias Kohler, avec lequel vous avez discuté dernièrement Paris, a dit lors du colloque «Vers une architecture numérique», organisé par la FAS et le CRB à Dübendorf l’année dernière en novembre, les architectes devront à l’avenir aussi savoir programmer.

Matthias a une affinité technique et une grande intuition pour ces choses. Moi en revanche, je viens du côté conceptuel, du méta-niveau. Pour moi, les programmes, les plugins et autres sont des outils. C’est pourquoi je plaide tout d’abord en faveur de la transmission d’un certain mode de pensée. Les étudiants doivent commencer par développer un ADN conceptuel. Les outils numériques sont très importants, mais ne devraient être placés au centre de la formation qu’en tenant compte du contexte global. Car sans une bonne structure de base, ce sont des projets entièrement arbitraires qui, lors d’une conception paramétrique par exemple, voient le jour. Et à mon avis, les étudiants n’ont pas besoin de savoir programmer. Il leur suffit d’être bien informés à ce sujet et de pouvoir s’entretenir avec les spécialistes.

Transformation d'un étage mansardé, Guy Lafranchi, proposition 2011
Transformation d'un étage mansardé, Guy Lafranchi, réalisation 2014

Caspar Schärer :  Jetons un coup d’œil vers l’avenir : où voyez-vous les potentiels de la numérisation dans le secteur de la construction pour les architectes ?

Tout d’abord, je trouve dommage qu’on se concentre uniquement sur l’augmentation du de l’efficacité ; tout le monde n’a pratiquement plus que le « BIM » à la bouche. C’est certainement un sujet important, mais les nouvelles possibilités de communication avec les maîtres d’ouvrage à travers les applications de réalité virtuelle, par exemple, sont également intéressantes. Nous utilisons des techniques issues de la création de jeux pour montrer nos réalisations à nos clients et en discuter par la suite. Je pense que la crise du corona va accélérer le processus. De même la gestion des données, la sécurité, la santé et l’hygiène, la traçabilité des personnes et le mappage, ainsi que la technologie intégrative des capteurs, auront une influence considérable sur la planification, l’exploitation et l’usage de l’espace privé comme public. Ces éléments auront aussi des effets sur l’architecture.

Elias Baumgarten : La numérisation n’offre pas seulement de nouvelles possibilités à notre société, mais recèle aussi des dangers. Qu’il y ait à l’avenir du travail pour tous comme aujourd’hui doit être mis en doute. Êtes-vous inquiet des éventuelles conséquences sociales?

La numérisation n’est pas le premier bouleversement de ce genre dans l’histoire. Il suffit de penser à l’industrialisation – les situations se ressemblent, tout comme les peurs. Une chose est incontestable: certains métiers disparaîtront bientôt. Mais d’autres viendront les remplacer. C’est une réalité brutale, certains en feront pour leurs frais. Comme vous le dites à juste titre, cela recèle des dangers pour la cohésion sociale. Nombreux sont ceux qui n’ont aucune possibilité, aucune opportunité, et cela est triste. Je souhaite toutefois en appeler ici surtout à ceux qui sont en mesure de maîtriser cette transformation avec succès: travaillez sans cesse sur vous-mêmes, soyez ouverts à la nouveauté et n’arrêtez jamais de vous former. Votre travail pourra peut-être aussi ouvrir à moyen terme des perspectives à ceux qui risquent d’être laissés pour compte.

 

Guy Lafranchi a étudié l'architecture à l’EPF de Zurich. En 1995, il crée l’Atelier Guy Lafranchi à Berne et entame une coopération avec Lebbeus Woods. En 2006, il est nommé directeur du Research Institute for Experimental Architecture (RIEA.ch) à Berne. La même année, la Haute école spécialisée bernoise lui décerne le titre de professeur. Il dirige depuis 2010 le cabinet Architektur- und Designstudio Glad Ltd. d’orientation internationale. En coopération avec le collectif créatif de sociétés Glad Cloud, qui peut faire appel à 150 collaboratrices et collaborateurs, il se consacre à des tâches d’envergure comme le développement de projets ou à des missions de détail comme le design de produits.