Ludovica Molo: Madame Saaby, que faisiez-vous professionnellement avant de devenir architecte de la ville de Copenhague?
Tina Saaby: J’avais avec trois partenaires mon propre cabinet d'architecture et une trentaine de collaborateurs. Nous travaillions essentiellement dans le domaine de la construction de logements abordables et nous nous concentrions aussi sur de petits projets. Pour nous, ce qui importait était que tout ce que nous faisions ait des effets positifs sur la société. À côté de mon travail au bureau, je me suis également engagée dans différentes ONG et dans la fédération des architectes.
Comment en êtes-vous venue au poste d’architecte municipale? Avez-vous posé votre candidature ou vous a-t-on contactée directement?
C’était une offre d’emploi officielle tout à fait normale. Personne n’a attiré l’attention sur moi; mais à la lecture de la description du poste, j’ai tout de suite compris qu’on recherchait quelqu’un qui non seulement pouvait parler d'architecture et d’espaces publics, mais également de processus. Et c’est exactement ce que notre cabinet n’a cessé de faire – travailler sur les processus.
Qu’est-ce qui vous a motivée pour postuler à ce poste?
Le profil de l’emploi tel qu’il était présenté m’a simplement enthousiasmée, il n’y a pas d’autre terme. La ville de Copenhague exigeait quelque chose que j’estime extrêmement important. La politique et l’administration étaient très satisfaits de mon prédécesseur, qui à cette époque et dans le contexte social du moment était la bonne personne au bon endroit. En 2008 toutefois, le moment était venu de parler différemment d'architecture, à savoir de se demander: que peut faire l’architecture pour la société?
Au moment de prendre vos fonctions, vous aviez une vision claire et idéaliste, n’est-ce pas? Comment avez-vous réussi à ancrer cette vision au sein de l'administration et de la politique?
Eh bien, je n’avais pas la moindre idée de l’administration publique. Je ne savais pas ce que cela veut dire de conseiller les politiques et différents services d’une administration municipale. Le travail m’a beaucoup plu dès le début, il était associé à un grand privilège: j’avais accès à tous les départements et services, j’avais autrement dit la possibilité de franchir les frontières souvent étroites des départements. Une hiérarchie verticale conventionnelle est naturellement nécessaire, mais il ne faut pas pour autant oublier la hiérarchie horizontale. Je ne connais que peu de personnes qui ont l’expérience de la direction horizontale, qui fonctionne d’une manière tout à fait différente. En tant qu’architecte de la ville, il m’a d’abord fallu commencer par faire comprendre à une grande partie de l'administration que toute décision finit par se matérialiser d’une manière ou d’une autre dans l’espace physique. La plupart des gens n’en avaient pas conscience.
S’agissait-il d’un nouveau profil d’emploi lorsque vous avez repris le poste, ou était-il le même par le passé?
La description de la fonction était similaire – fonction de conseiller, d’intermédiaire et de «voix libre» –, mais j’ai pu travailler dans un autre contexte politique et social. Dans les années 1990, Copenhague était au bord de la faillite et on ne construisait plus du tout. L’architecture n’était absolument pas à l’ordre du jour et il importait dans un premier temps de la remettre à l’honneur. Plus tard, dans les années 2000, la politique a fortement misé sur le thème de la qualité de vie en ville. En 2006 a été élu un maire qui avait pour objectif ambitieux de modifier la structure de l’administration publique. Je suis entrée en fonctions peu après.
Mais c’est bien vous qui avez introduit le sujet de la participation?
Oui. Je me suis toujours intéressée aux processus qui mènent à une architecture de qualité. Pour moi, il est clair que les architectes doivent davantage poser des questions que présenter des solutions toutes faites. Telle est ma conviction – et le hasard a voulu que je devienne architecte municipale à un moment où cette opinion s’est répandue à travers le monde. L’administration publique aussi devait changer: au lieu de se contenter de dire « oui » ou « non », on souhaitait qu’elle contribue à lancer des processus et à aider les parties prenantes à devenir un élément actif des projets.
Un architecte est-il alors encore nécessaire pour occuper une telle fonction? D’autres personnes sont également capables de faire de la conception de processus.
C’est indispensable! Dans les administrations, on ne sait souvent pas ce qu’est le travail créatif. Une part considérable de mon travail a consisté à expliquer comment parvenir d’un programme spatial à un bâtiment concret. La plupart des gens n’ont aucune idée de ce cheminement difficile, du fait qu’il existe un grand nombre de phases différentes, qu’il faut négocier une foule de choses et qu’en fin de compte, une maison aura parfois une toute autre apparence que ce que l’on avait imaginé au début. C’est pour cela qu’on a besoin d’un ou d’une architecte: il est capital d’aider les gens à comprendre et à suivre ces processus.
Vous faisiez donc partie de l’administration et occupiez une position d’intermédiaire entre le monde politique, les autorités, la société civile – et les architectes.
Exact. Et cela n’était pas facile tous les jours. J’ai compris assez vite que l’administration municipale préfère poser des questions plutôt que de donner des réponses. Les autorités ont du pouvoir et elles doivent avoir conscience du fait qu’elles peuvent de ce fait compliquer les processus. Je ne voulais pas décider moi-même s’il fallait prendre de la brique rouge ou jaune, même si on me le demandait régulièrement. La solution doit venir du processus lui-même.
À quel niveau de l’organigramme était et est encore implantée la fonction d’architecte municipal?
L’administration municipale de Copenhague est divisée en sept départements. L’architecte municipal relève du Département des Services techniques et de l’Environnement et y dirige un service qui s’occupe d’une part de stratégies et d’autre part de projets de planification concrets. Mais il peut conseiller tous les autres départements sur les questions relatives à l’espace. Certains départements ont véritablement pris l’habitude de rechercher mes conseils. D’autres en revanche pensaient qu’il valait mieux ne rien me demander. Je devais donc demeurer très attentive pour savoir ce qui se passait, où et quand.
La relation entre l’architecte municipal et la politique est particulièrement importante. Je suppose que vous étiez en contact direct avec les membres du conseil municipal et le maire. Comment sensibilisiez-vous aux intérêts de la culture du bâti?
Il existe, comme partout, des filières formelles et informelles. Je possédais une voix aux séances officielles du département, et on me demandait mon avis sur certaines opérations. Au niveau informel, je déjeunais régulièrement avec mes supérieurs politiques et le maire. Cette occasion de m’exprimer ouvertement m’était donnée une fois par mois. Pour qu’une telle chose soit possible, il faut naturellement un haut degré de confiance. Ces déjeuners étaient fantastiques: nous avons peu à peu établi une compréhension réciproque des préoccupations des uns et des autres. À cela s’ajoutaient régulièrement les tours en vélo à travers la ville que j’organisais pour les décideurs. C’était un bon moyen de voir concrètement ce qui fonctionnait ou non dans l’espace urbain.
Vous avez beaucoup parlé de la manière dont vous avez convaincu autour de vous des valeurs de la culture du bâti. Y avait-il aussi des influences qui s’opposaient à votre action?
Fondamentalement, les «ennemis» guettent un peu partout, que ce soit dans la bureaucratie, dans la politique, parmi les investisseurs, mais aussi parmi les architectes. Il faut être à la fois prudent et exigeant, on marche sans cesse sur la corde raide. Ce n’est pas à moi d’élaborer des visions pour la ville. C’est la mission des hommes et des femmes politiques; mais je peux les aider dans leur tâche. Mon rôle consiste à transmettre du savoir sur l’espace et sur la ville. J’ai parfois rencontré des résistances, mais au bout de quelques années, j’ai constaté que ce nouveau savoir était arrivé à bon port, par exemple dans les sociétés immobilières.
À partir de votre riche expérience d’architecte municipale, que pourriez-vous transmettre par exemple aux architectes cantonaux en Suisse?
Je n’aurais pas la prétention de donner des conseils aux architectes cantonaux suisses. Les systèmes politiques de la Suisse et du Danemark ne sont pas vraiment comparables. De manière générale, on peut peut-être dire qu’il est utile de mettre au point une stratégie. C’est un instrument qui permet de travailler de manière étonnamment efficace. Pour moi, il a été important de constater – chose que j’ai dû découvrir par moi-même ! – qu’une administration pose si possible des questions et joue un rôle consultatif et d’accompagnement. Et ce rôle consultatif devrait faire comprendre d’une manière ou d’une autre aux décideurs du monde politique qu’il n’existe pas de solution simple et rapide. La qualité ne se laisse pas simplement décréter, elle a besoin de temps et de beaucoup de patience.
Quels sont maintenant vos projets pour l’avenir, après avoir été architecte municipale pendant huit ans et demi ?
Pendant l’année 2019, j’ai vécu en nomade. J’ai quitté mon appartement et mis mes affaires au garde-meubles. Dans un avenir proche, j’aimerais écrire davantage et publier des livres. Je pense en particulier à rédiger de petits manuels sur le «city making» pour les gens qui n’en ont encore jamais entendu parler: ce dont il faut tenir compte, la meilleure manière de procéder, les personnes à contacter, ce genre de choses.
Madame Saaby, merci infiniment pour cet entretien!
Tina Saaby (1967) a exercé les fonctions d’architecte municipale de Copenhague de 2010 bis 2019, elle avait été auparavant associée du cabinet WITRAZ arkitekter + landskab. Elle a enseigné dans différentes écoles et s’est impliquée bénévolement dans de nombreuses organisations consacrées à la culture du bâti. Le statut de membre d’honneur de la Fédération allemande des architectes lui a été décerné en 2019.