« L’architecte : je reçois un mandat et, avec celui-ci, un terrain dont les limites de construction sont à mon sens une mauvaise plaisanterie, mais une plaisanterie protégée par la loi. Que suis-je censé faire ? Si je ne suis pas un rêveur, il ne me reste rien d’autre à faire, comme architecte, que de projeter dans le cadre des contraintes imposées et de construire d’après les prescriptions du règlement en vigueur, qu’il est impossible de changer avant le début des travaux et qu’il faut donc bien accepter, quoi que j’en pense. Pourquoi devrais-je d’ailleurs y penser plus que cela ? Je dois construire. Je veux construire. »[i]
Plus d’un demi-siècle après son énonciation, le diagnostic de Max Frisch reste pertinent : les architectes pestent contre les lois, certes, mais ils s’en accommodent. Les règlements définissent des aspects aussi fondamentaux que l’affectation des bâtiments, leur implantation, leur volumétrie, voire la configuration de certains de leurs éléments. Des paramètres essentiels sont ainsi littéralement prescrits avant même que ne commence le travail de projet. Les architectes ressentent à juste titre les lois sur les constructions comme des « restrictions » en la matière, comme on les appelait d’ailleurs officiellement par le passé.[ii] Ils sont souvent amenés à chercher une solution aux contraintes réglementaires plutôt qu’à un problème architectural donné.[iii]
Le diagnostic de Max Frisch portait cependant sur un autre point encore, qui reste hélas, lui aussi, d’actualité : les architectes ne remplissent qu’insuffisamment leur mission sociale. Ils se sont dessaisis de la construction du territoire au profit de la construction de parcelles isolées. Ils ont pour la plupart déserté le débat politique et les disciplines de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire, laissant ainsi les compétences correspondantes aux élus, aux juristes et aux aménagistes. Au lieu de s’investir dans le débat sur l’aménagement du pays et de développer des modèles urbains viables, les architectes font ce qu’ils aiment le mieux faire : construire.
Mais l’architecture ne se limite pas à l’édification de beaux bâtiments : elle implique aussi d’affronter des problèmes sociaux. Et tout le monde est désormais conscient que le problème le plus urgent réside dans le mitage du territoire. C’est un mal dont la Suisse souffre depuis longtemps. Le pays se couvre d’une croûte de béton. On ne peut aujourd’hui traverser la Suisse sans se demander comment ont pu être autorisées toutes ces constructions dispersées dans le paysage. N’avons-nous donc pas de lois en la matière ? Pas d’aménagement du territoire ? La Constitution fédérale ne prescrit-elle pas « une utilisation judicieuse et mesurée du sol et une occupation rationnelle du territoire »?[iv]
À y regarder de plus près, les lois sur les constructions apparaissent comme une tentative d’atténuer les symptômes à l’aide de divers remèdes. Prises isolément, toutes ces mesures sont judicieuses, mais leur addition aggrave la maladie plus qu’elle ne l’enraie. Il apparaît en outre que la législation ne permet pas seulement une urbanisation qualitativement déficiente, mais que souvent elle la favorise, si même elle ne l’impose pas. La première illustration de l’ordonnance générale du canton de Zurich sur les constructions, qui montre une maison individuelle implantée en rase campagne, derrière un remblai, avec une haie et des voitures[v], est emblématique de la misère urbanistique qui affecte tout le pays. Il est évident qu’un tel modèle n’est pas apte à assurer une « utilisation judicieuse et mesurée du sol ».
Ces contradictions révèlent la complexité des enjeux de l’aménagement du territoire et de la législation sur les constructions. Tous deux sont pris sous les feux croisés de multiples disciplines, niveaux institutionnels, instances politiques et acteurs privés qui défendent tous leurs intérêts spécifiques et poursuivent la plupart du temps des objectifs contradictoires. En outre, la législation sur les constructions se situe toujours à l’intersection entre droit public et droit privé, entre exigences de la collectivité et souhaits individuels. Les conflits sont inéluctables.
Toutefois, dans le cadre de récentes initiatives et votations populaires, la population a exprimé son malaise par rapport à la manière dont le pays s’urbanise. Après des décennies de planification territoriale, elle s’est rendu compte que les buts ancrés dans la Constitution fédérale n’ont pas été atteints. Aussi exige-t-elle aujourd’hui que l’on cesse de construire en rase campagne et que l’on privilégie la densification du milieu bâti existant. Du fait de cette réorientation, les architectes sont plus sollicités que jamais.
C’est que, pour refondre le droit de la construction, leurs compétences sont indispensables. Il ne s’agit pas seulement de s’accommoder des lois sur les constructions, mais aussi de les façonner. Or qui, sinon les architectes, serait en mesure de signaler les problèmes que pose la législation en vigueur et de proposer des solutions novatrices ? Car les lois sur les constructions ne sont pas immuables. Et, comme l’observent les juristes : « Quand l’orientation de la planification territoriale [...] est en crise, cela concerne nécessairement aussi le cadre juridique applicable. »[vi]
Bien sûr, les lois sur les constructions ne sont pas intrinsèquement mauvaises. Certains des plus beaux ensembles urbanistiques de Suisse sont le fruit de conventions et de règles strictes. Mais ces règles étaient intimement liées à un projet d’urbanisme concret et, surtout, à une certaine idée de la vie collective. Il s’agit aujourd’hui de renouer avec une telle culture urbanistique. Il serait présomptueux d’affirmer que les architectes sont en mesure de résoudre tous les problèmes d’aménagement du territoire. Mais on ne saurait négliger leur apport. Ce qu’il faut, c’est qu’architectes, architectes-paysagistes et aménagistes, mais aussi juristes et économistes, maîtres d’ouvrage privés et population en général, conjuguent leurs efforts. L’aménagement du territoire est une tâche qui incombe à l’ensemble de la société. Ce n’est qu’en élaborant un discours commun – une culture du bâti commune – que l’on sera en mesure de remettre la politique d’urbanisation sur la bonne voie.[vii]
Le présent travail entreprend une analyse de la problématique et se risque à esquisser des solutions. L’auteur est tout à fait conscient du fait qu’il ne peut s’agir, à cet égard, que d’une tentative. Celle-ci vise à alimenter le débat et à ancrer à nouveau les problèmes liés à la législation sur les constructions dans le discours des architectes. Ce travail se veut donc un nouvel appel à passer à l’action, après tous ceux qui, au cours des dernières décennies, ont résonné sans être entendus.[viii]
[i] Max Frisch: «Der Laie und die Architektur. Ein Funkgespräch», dans: indem: Gesammelte Werke in zeitlicher Folge, 1949-1956, Francfort-sur-le-Main 1976, p. 263.
[ii] Othmar Birkner: Bauen und Wohnen in der Schweiz 1850-1920, Zurich 1975, p. 43.
[iii] À propos de la problématique en général: ARCH+ Nr. 225: Legislating Architecture; Arno Brandlhuber, Christopher Roth et Antonia Steger (éd.): Legislating Architecture Schweiz, Zurich 2016; Alex Lehnerer: Grand Urban Rules, Rotterdam 2009; Oliver Streiff: Baukultur als regulative Idee einer juristischen Prägung des architektonischen Raums, Baden-Baden 2013.
[iv] Art. 75 al. 1 Constitution.
[v] Voir l’illustration 1.1 relative au § 3 de l’Allgemeine Bauverordnung du Canton de Zurich.
[vi] Rudolf Muggli: «Nicht-Siedlungsgebiete», dans: Alexander Ruch et Alain Griffel (éd.): Raumplanungsrecht in der Krise. Ursachen, Auswege, Perspektiven, Bâle/Genève/Zurich 2008, p. 105.
[vii] Oliver Streiff: Baukultur als regulative Idee einer juristischen Prägung des architektonischen Raums, Baden-Baden 2013.
[viii] Lucius Burckhardt, Max Frisch et Markus Kutter: achtung: die Schweiz. Ein Gespräch über unsere Lage und ein Vorschlag zur Tat, Bâle 1955.